Traversée de la Patagonie – « Le vent se lève…

… il faut tenter de vivre » — Paul Valéry

The night is darkening round me, The wild winds coldly blow; But a tyrant spell has bound me And I cannot, cannot go. — Emily Bronte, The Night is Darkening Round Me (1837)

Et tu restes collé au vent ! Collé au vent ! Collé au vent ! — Alain Damasio

Au-delà de l’épreuve physique et mentale qui sublime les découvertes et les rencontres, le voyage à vélo, prompt à la réflexion et aux pensées fugitives, renouvelle le rapport au monde. À l’espace, la rétine collée à la route et au paysage qui se déroulent lentement, un mode de contemplation privilégié. Au temps, qui se découpe en temporalités : du temps longs de l’échappée à l’urgence du bivouac ou du ravitaillement. S’habituer aux choses qui finissent, adieux réguliers. Il réenchante un quotidien qui prend du sens et de l’épaisseur, confirme nos choix. Vivre à vélo fait rentrer le voyage dans la peau, et fait alors partie de la vie, tout en nous maintenant constamment dans une zone du dehors (du quotidien, du confort, de nous-mêmes). Aux autres enfin, avec une solidarité impressionnante. Prendre confiance et s’affranchir des peurs.

L’entrée en Patagonie s’étant accompagnée du sifflement intempestif et continu du vent, c’est lui qui nous cueille durant toute la traversée d’est en ouest. Pour joindre la Cordillère depuis l’Atlantique, nous empruntons la route 25, itinéraire des colons gallois, qui traverse la province du Chubut, 505km de Trelew à Tecka. Peu de monde y fait du vélo (pour ne pas dire personne), plus de 100 km de désert entre chaque village, mais sa beauté, qui nous a été vantée, et le mystère, invoqué par les « No hay nada » et autres « Es la desolación », nous intriguent.

En effet, la grandeur de ces paysages, faits de superlatifs, change, chaque jour, d’univers et leur puissance est à la mesure de la souffrance et de la lutte contre le vent. Nous traversons des millions d’années d’histoire tellurique et minérale condensée. Des canyons rouges aux falaises blondes et brunes, au relief brut et acéré, parfois régulier, que le zénith aplanit. L’humanité y paraît bien dérisoire, voire accessoire, avec toute cette nécrologie taguée sur la route, face à l’immanence des pierres.

Nous quittons Trelew et les Hughes, accompagnés d’Adrian. Objectif bien utopique : Dique, à 130 km. Mais le vent se dresse comme un mur épais, auquel aucun de nos mouvements pour le contrer n’échappe. Aux portes de la ville, nos adieux à Adrian puis l’objectif revu à la baisse : Dolavon, 40 km. La route 25, c’est aussi la route des Gallois, venu chercher, il y a 150 ans, des jours meilleurs au milieu de cette Patagonie venteuse, aride et peu fertile. On suit leur trace au gré des dragons rouges flottants ça et là, des architectures de briques rouges à étages, anciens saloons, des noms de rue, de bâtiments et de famille anglo-saxons. Les gens par ici partagent leur patrimoine génétique entre Tehuelches et Gallois.

À Gaiman, nous pouvons bifurquer sur la seule route parallèle qui traverse le réseau de canaux, déviés du fleuve Chubut, qui a permis l’implantation de « chacras », petites fermes, qui changent des immenses estancias, et nous plonge dans un paysage presque normand. À Dolavon, nous trouvons un camping municipal très fruste, au milieu des vestiges et instruments d’une vie laborieuse qui jalonnent la ville. Adrian et Maria nous rejoignent pour le maté. Les 2 fiestas d’à côté (voiture avec cumbia à fond et des hommes, très hommes, entre hommes) ont raison de mon sommeil, mais nous nous levons à 5h30 pour conjurer le vent.

Nous quittons cette verdure imprenable pour retrouver les bruyères désertiques, à contre-vent, jusqu’à l’oasis Dique, village tout vert, à l’abri d’un barrage, au creux d’un canyon, dont la couleur rouille contraste avec le turquoise de l’eau. Les Hughes sont encore au rendez vous avec le grand-père, Rogelio, et nous invitent à dormir dans une cabana.


Dique – Las Plumas

Les adieux pour la 3ème fois, le lendemain, se font plus difficiles et c’est reparti pour la remontée du barrage, jusqu’à la surface sèche du plateau, de plus en plus désertique et venteux, au milieu des guêpes tueuses de mygales qui s’accrochent aux fleurs jaunes qui bordent la route. Il faut se rendre à l’évidence, le vent ne faiblira pas et les ossements blancs d’animaux au bord de la route emplifient la tonalité hostile de cet environnement où pas une âme ne s’arrête. La descente sur Las Plumas, à cheval sur le fleuve Chubut, à la tombée du jour, comme une récompense. La ligne droite laisse enfin place à un chemin qui serpente entre des falaises rouges. Station-service, où le pompiste s’apitoie sur la politique argentine, un policier qui ne s’épanche pas en conseil, un hôtel de routiers miteux pour prendre la douche et le camping qui s’apparente plus à un terrain de boules. Les employés du dispensaire fêtent avec leur famille la fin de l’année scolaire et nous invitent à partager le cordero patagones. Des échanges qui ne s’épuisent pas en mots et des regards bienveillants et intrigués.

Las Plumas – Los Altares

Remise en selle exceptionnelle, la nuit fut meilleure et le paysage est vraiment incroyable, malgré une route explosée. Cet univers mêle décor de western, fleuve africain, voire univers extraterrestre. Quelques maras gambadent, tout paraît si étranger, inconnu, hostiles et pourtant immanent. Une journée aussi belle que terrible pour atteindre Los Altares avant la nuit. Les falaises, fortes de ne pas nous servir d’abri, semblent affûter le vent qui suit scrupuleusement le creux de la route. Puis 90km/h pleine face en ligne pour finir la journée, qui finit enfin mollement, serpentant dans les falaises brunes magnifiques, découpées par le crépuscule.

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Los Altares – Cajon de Ginebra

Un jour de pause nécessaire chez Norma et Nelson, qui nous offrent conseils, encouragements et milanesas de guanaco. Los Altares regorgent de quartz et paraît-il d’ovnis. On nous annonce moins de vent aujourd’hui mais rien n’y fait… Plein face. Heureusement, le paysage est toujours aussi inspirant. Deux forts monolithes nous toisent à notre départ à 8h. Le jaune sable des falaises se découpe nettement dans le bleu du ciel. Ruines millénaires aux allures de golem endormi depuis des lustres, croûte gigantesque mise à nu, ou la végétation semble s’aggriper à la pureté aride. Atteindre paso de indios est une épreuve. Pause à la station-service (havres de paix le long de cette route). Alejandro, qui tient une bicicleteria nous indique une estancia où il passe le weekend et où nous pourrons trouver refuge pour le jour de l’an. Les km restants sont une épreuve et Ju trace devant pour en finir et moi à l’arrière seule au milieu de rien pendant plus d’une heure, suffisament de temps pour cogiter. Toute la lutte s’exhulte en bonne engueulade autant l’un contre l’autre que contre ce putain de vent. Et la fin de la journée, comme les autres, s’amolit avec l’intensité du soleil et des dizaines de flamands roses sur un paysage encore changé. Douces montagnes vertes et fraiches. Nous trouvons l’estancia, Canon de Ginebra, et son propriétaire, Jorge Sepulveda, en plein travail, un homme qui parle peu et nous prête le plus simplement une cabane. Faire un feu et dormir tôt.

Cajon de Ginebra – Tecka

Le matin des 30 ans de Ju est magnifiquement froid. Nous partons en silence et la première échappée est une descente que nous savourons. Ce qui s’ensuit en ligne droite, tout aussi sur, le froid et la pluie en plus. Nous entrons dans les basses montagnes de la Cordillère et approchons toujours un peu plus l’origine du vent. La végétation toujours sèche se fait plus verte. Ses fleurs sont toutes d’une jaune tranchant et seuls les chardons s’essayent à une autre couleur. Pourtant, de plus en plus, les touffes hardies offrent des tonalités de verts, bleus, gris et parfois de noirs et bordeaux. La fabrique nos fait presque oublier que nous apercevons enfin les premières cimes enneigées, tant attendues. Nous décidons d’en finir avec ce que nous croyons être la dernière montée avant la fin, pour voir qu’il n’en est rien et pour planter la tente, à l’abri du vent et des regards.

2h pour faire les 10km qui nous séparent de la descente sur Tecka. Le vent à raison de mes dernières ressources, et nous devons pédaler en descente, mais nous en finissons avec cette route 25, avant de fêter la délivrance à la station-service pendant 3heures. Nous trouvons un endroit pour planter la tente dans un campo tout vert, à l’abri des arbres, près du Rio Tecka, quelques km plus loin, le cœur léger. Nine remarque que « c’est un camping sauvage où il y a des moutons ».

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Dernier jour avant la pause à Esquel ou les Hughes nous attendent chez leurs cousins les Rocha. Bouquet final : le vent qui était d’ouest passe de nord et s’accompagne de pluies. Derniers hurlements dans le vide et repas aux portes d’Esquel, sans que nous le sachions. Ultime réconfort, Adrian et Thomas viennent à notre rencontre et nous arrivons au creux de la montagne à l’abri du vent. Un merveilleux accueil simple, sincère, familial nous attend chez Jessica, Carlos et leurs enfants Lucas, Rocio et Ciro, qui a l’âge de Nine, à coups de balades en voiture dans la montagne, de cadeaux nombreux, d’asado et de bons vins, pour fêter l’anniversaire de Ju et l’accomplissement de la route 25.

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Un commentaire sur “Traversée de la Patagonie – « Le vent se lève…

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